La mise en cause des entreprises françaises dans des crimes internationaux

Le 21 novembre dernier, la Cour d’Appel de Paris a rendu sa décision sur l’inculpation des anciens cadres et dirigeants de la société française Amesys pour complicité d’actes de torture. Dans son arrêt, la Chambre de l’instruction a annulé la mise en examen de deux salariés de l’entreprise. Toutefois, elle a confirmé celle d’Amesys et de ses dirigeants. L’ensemble des nullités de procédure invoquées ont été rejetées. Ainsi, l’investigation sera poursuivie1

Cette décision est l’occasion de faire la synthèse sur toutes ces entreprises françaises mises en cause pour complicité de crimes de guerre et crimes contre l’Humanité au Yémen, en Syrie, en Libye et au Soudan… 

Le 9 novembre 2017, deux plaintes avaient été déposées par la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et la Ligue des droits de l’Homme (LDH) contre Amesys. Il n’existe aucune remise en cause que leur matériel de cybersurveillance ait été utilisé par le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi pour torturer et emprisonner des opposants au régime. Loin d’avoir tiré des leçons de ses erreurs, l’entreprise recréée sous un nouveau nom, a vendu son système de surveillance à l’Egypte de Sissi. 

Ce n’est pas la première fois qu’une entreprise française est mise en cause pour complicité dans des crimes internationaux. Le groupe français Lafarge doit payer 778 millions de dollars aux États-Unis pour avoir soutenu des organisations terroristes en Syrie, dont l’État islamique, entre 2013 et 20142. La société a plaidé coupable devant la justice américaine. En France, la société Lafarge reste inculpée par les juges d’instruction pour complicité de crimes contre l’humanité, également pour le financement d’une entreprise terroriste. Le 18 mai 2022, la chambre d’instruction de la Cour d’appel de Paris a confirmé la mise en examen de Lafarge pour complicité de crimes contre l’humanité et mise en danger de la vie d’autrui. Bien que l’entreprise souhaite se pourvoir à nouveau en cassation, une première décision de la Haute juridiction judiciaire n’avait que partiellement rejeté le pourvoi des associations (C. Crim, 7 septembre 2021, n° 19-87.031). Le pourvoi ne concerne que la constitution de partie civile des associations de droits de l’Homme, le fond de l’arrêt n’est pas remis en cause. 
Depuis septembre 2020, la BNP Paribas est visée par une enquête de Crime contre l’Humanité au Soudan pour le financement de la guerre du Darfour entre 1997 et 2007. Selon la plainte de la FIDH, le régime a pu, avec l’argent de la BNP, « financer ses actions ainsi que des milices qui menaient des attaques et pillages dans des villages » ou les services de renseignement « qui ont emprisonné de façon arbitraire et torturé de nombreux civils et activistes originaires du Darfour et autres régions marginalisées3 ».

Le 2 juin 2022, trois ONG ont porté plainte pour “complicité de crimes de guerre” contre Dassault, Thalès et MBDA France. Ces entreprises sont mises en cause pour avoir vendu des armes à l’Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis qui ont servi contre des civils au Yémen. Ces plaintes peuvent être différenciées des autres. Bien que le conflit yéménite ait fait des milliers de morts depuis 2014, les entreprises mises en causes sont des entreprises d’armements. Contrairement à Amesys ou Lafarge, leurs commerces sont fondamentalement basés sur la guerre. Le facteur déterminant dans une potentielle condamnation serait que les entreprises savaient qu’elles étaient utilisées pour commettre des crimes de guerre ou des crimes de l’Humanité et non dans le respect du droit international humanitaire. 

Dans le cadre du droit international pénal, ces condamnations ne se basent pas sur la compétence universelle des tribunaux nationaux mais sur l’application du Statut de Rome de 1998. La responsabilité individuelle est retenue sur l’article 25 du Statut de la Cour Pénale Internationale pour la complicité ou sur la responsabilité du supérieur hiérarchique de l’article 28. 

En France, cette application du statut se traduit par le pôle Crimes contre l’humanité du Parquet de Paris créé en 2010 par une loi sur la spécialisation du contentieux. Selon les mots de la vice-procureure, Aurélia Devos, le parquet est compétent « quand des victimes françaises sont concernées par ces crimes mais également quand sont impliqués des auteurs de nationalité française ou encore, quand ce sont des auteurs de crimes de nationalité étrangère mais qui seraient présents ou résidents habituels sur le territoire français et qui auraient commis des crimes à l’étranger sur des victimes étrangères »:

Également, les cadres et employés de l’entreprise peuvent être condamnés sur la base de l’article 121-2 du Code pénal : 

«Les personnes morales, à l’exclusion de l’État, sont responsables pénalement, selon les distinctions des articles 121-4 à 121-7, des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants. […]

La responsabilité pénale des personnes morales n’exclut pas celle des personnes physiques auteurs ou complices des mêmes faits, sous réserve des dispositions du quatrième alinéa de l’article 121-3.» 

Lorsque la société opère à l’étranger, cet article est souvent utilisé pour des délits de corruption.

Ainsi, les ONG et associations de droits de l’Homme ne sont plus seules dans l’investigation des crimes de guerre et contre l’Humanité. Elles sont épaulées par le Parquet de Paris, compétent pour lancer une investigation et engager des poursuites. Et ce, surtout face à des entreprises internationales qui disposent de grands moyens financiers. Pour rappel, la société Lafarge est un ancien fleuron du CAC40, Amesys avait un chiffre d’affaires de plus de 26 millions d’euros en 2015, Dassault est une des plus grandes entreprises d’armement en Europe et BNP Paribas est la première banque française. La confrontation semble démesurée entre des entreprises multimillionnaires et des ONG financées par les dons de particuliers.

Par ailleurs, dans le cadre de la guerre en Ukraine, le groupe TotalEnergies prend le risque d’être mis en cause pour financement de crimes de guerre par ses relations avec ses partenaires russes. Toutefois, cet engagement n’est pas direct comme le rappelle l’avocat en droits de l’Homme, William Bourdon : « Dans le cas de Lafarge, le groupe est suspecté d’avoir payé directement les auteurs du crime (pour pouvoir continuer à faire tourner son usine). Ici, Total ne paye pas directement Vladimir Poutine.4»

La justice française a été attentive aux infractions commises par des multinationales dans le cadre de conflits armés, notamment par la création du pôle Crimes contre l’humanité du Parquet de Paris. Toutefois, les enquêtes durent des dizaines d’années et sont souvent lancées par les plaintes d’associations en droits humains. Pendant ce temps, les parties civiles ne peuvent obtenir de dommages et intérêts ni la tranquillité d’esprit de les savoir condamnés. Nous pouvons également nous demander si le temps d’investigations est lié aux conditions difficiles (crime commis dans un pays étranger, difficulté d’obtention de preuves) ou s’il existe un manque de moyens.

Élodie Parals-Eloir
Membre de l’ADHS


1Communiqué de la LDH et de la FIDH, 21 novembre 2022, « Surveillance et torture en Libye – La Cour d’Appel de Paris confirme la mise en examen d’Amesus et de ses dirigeants« 

2« États-Unis : Lafarge lourdement sanctionné pour son soutien à l’organisation État islamique en Syrie», France 24, 18 octobre 2022

3Accusations portées par la plainte de la FIDH et Project Expedite Justice

4Le groupe Total peut-il être accusé de complicité de crime de guerre en Ukraine ?, Emmanuel Leclère, 4 avril 2022, France Inter

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