Une tache indélébile dans le système anglais– Les grands oubliés de la suppression de l’«IPP»

     Jean Valjean, personnage emblématique de l’ouvrage Les Misérables de Victor Hugo, fut condamné à cinq ans de bagne pour avoir volé un morceau de pain. Ce dernier finira par y passer dix-neuf années à raison de ses multiples tentatives d’évasion. Une fois libre, il vivra dans la crainte que son identité soit découverte, et que la justice lui remette la main dessus ; une véritable course poursuite s’ouvrira alors entre lui et la figure de Javert. Si le lecteur considère d’ores et déjà que la sanction subie est bien trop sévère au regard de l’acte poursuivi, ce dernier aura la capacité de saisir tout l’esprit de l’injustice qui subsiste encore aujourd’hui en droit pénal anglais. Le vol par Jean Valjean du quignon de pain doit à présent laisser place à celui du pot de fleur, qui vaudra pour Ronnie Sinclair 16 ans derrière les barreaux. 

       Décrite comme « la plus grande tache » du système judiciaire par Lord Brown, ancien juge de la Cour Suprême du Royaume-Uni, la « peine d’emprisonnement pour protection publique » (Imprisonment for Public Protection, « IPP » en Anglais) conduit à une fragilisation des droits humains en droit pénal anglais, et ce alors même que l’acte qui l’introduisait a été abrogé en 2012.

I. L’introduction des peines d’emprisonnement pour protection publique – Ouverture de la boîte de Pandore 

Aparté – Le droit anglais renvoie à l’ensemble des normes juridiques qui s’appliquent en Angleterre et au Pays de Galles. Par conséquent, tout ce développement concerne autant ces deux pays. 

   Le régime de l’IPP – Le législateur, par « the Criminal Justice Act 2003 », entrée en vigueur en avril 2005 en Angleterre et au Pays de Galles, établit qu’une peine à durée indéterminée peut être prononcée par les tribunaux à l’encontre d’une personne reconnue coupable d’un ou de plusieurs délits graves, violents ou sexuels (passibles d’une peine maximale de 10 ans ou plus), si ces tribunaux considèrent qu’elle présente un risque important pour l’avenir. Sous l’égide de cette loi, il existe alors une présomption de dangerosité pour les personnes ayant déjà été condamnées pour l’une de ces infractions.

Le délinquant doit alors purger une période minimale de détention fixée par le tribunal, dénommé le « tarif », avant de pouvoir bénéficier d’une libération conditionnelle. La Commission des libérations conditionnelles décide, une fois la peine purgée, si l’individu représente ou non un risque pour la population.

Une fois libéré, l’ancien prisonnier doit respecter les conditions de sa libération ; pendant cette période, ce dernier peut être rappelé en prison en cas d’irrespect des conditions, de commission d’autres infractions ou si un service de probation estime que la protection du public l’exige. Le « permis » de sa libération reste en vigueur jusqu’à qu’il y soit mis fin.

Si le délinquant est rappelé, il devra rester en prison jusqu’à ce que cette commission décide qu’il ne représente plus aucun risque. 

   Visée principale du texte – Le texte prévoyait ainsi le prononcé d’une peine indéterminée d’emprisonnement à l’encontre de personnes qualifiées comme « dangereuses », mais dont le délit ne conduit pas, à lui seul, à prononcer une telle peine. 

Un délinquant « dangereux » est celui qui remplit l’un des critères suivants ;

  •   Il a été condamné d’une des infractions visées dans l’annexe 15 de la Loi, qui sont toutes soit des infractions sexuelles soit des infractions violentes punis d’une peine de deux ans ou plus, incluant l’emprisonnement à vie.
  • Il a été évalué par la cour comme étant un risque significatif d’un préjudice grave pour la société à raison de la commission d’infractions spécifiques. 

Le choix du Parlement d’introduire la notion de dangerosité n’est pas anodin ; en cherchant à prévenir la commission de grands crimes qui viendraient secouer la société toute entière, l’auteur d’une infraction relativement légère sera alors réprimé plus sévèrement à raison de son casier judiciaire. 

Comme Michael Mansfield l’établit dans son ouvrage The Power in The People – Not The People in Power, le législateur a voulu conditionner la libération des prisonniers à un critère de mérite. Afin que ces derniers puissent retrouver leur liberté, il ne suffit plus pour eux d’attendre la date de leur libération ; ces derniers doivent montrer « qu’ils ont utilisé leur temps en prison pour se remanier ». Nonobstant, les années suivant sa mise en place, la peine d’emprisonnement pour protection publique fait déjà l’objet de grandes controverses. 

A.    Des condamnations d’IPP à l’encontre de petits délinquants 

À raison des dispositions très larges du texte, les auteurs d’infraction qui ne seraient classiquement pas condamnés à la prison à perpétuité se trouvaient faire l’objet de la mesure.

À titre d’illustration, il conviendra de tout d’abord traiter le cas de John Wright : en 2007, l’adolescent de 17 ans vole un vélo qui se trouvait dans un parc, après avoir frappé à plusieurs reprises son propriétaire sur le visage qui refusait de le lui vendre.

Un policier en patrouille dans le parc l’interpelle. John Wright est alors inculpé pour vol et pour agression ; il fera alors l’objet de la peine d’emprisonnement pour protection publique. Le jeune homme avait déjà été arrêté alors qu’il avait 16 ans pour une autre infraction similaire. 

Le cas de Martin Myers illustre également les failles du texte. En 2006, il demande une cigarette à un jeune homme, qui prononça alors des propos discriminants à son encontre. Martin Myers le menace alors de le frapper si ce dernier ne lui donne pas une cigarette ; le jeune homme fuit et se rend à la police.

Martin Myers avait déjà été condamné pour conduite dangereuse, vol et cambriolage.

Pour cette affaire, il sera inculpé et condamné pour tentative de vol dans la rue, avec comme temps minimal en prison de 19 mois et 27 jours, et sera placé sous le régime de l’IPP.

 Le point commun qu’il est possible dès à présent de dégager est la présence d’un passif avec la justice pénale. Cependant, contrairement à la visée initiale du texte, ils ont été condamnés alors même qu’ils n’ont pas commis d’infractions d’une grande gravité, qui pourraient justifier une telle mesure. 

B. Un accroissement du taux d’incarcération 

Également, cette mesure a conduit à remplir en très peu de temps les prisons britanniques, déjà surchargées. Deux ans après l’entrée en vigueur de la loi, à peu près 3000 personnes ont été condamnées à cette peine d’emprisonnement pour protection publique. En 2008, ce chiffre passe à 8223.

Une grande majorité des individus sont alors condamnés pour une période minimale de quelques années, voire à peine un mois, et restent ainsi enfermés des années après ladite période.

Entre 2005 et 2012, la population carcérale emprisonnée à vie s’accroît alors de 135%. 

Or, ce nombre grimpant de condamnés a révélé les limites mêmes du système instauré : les détenus n’ont précisément pas pu accéder aux interventions nécessaires qui étaient censées leur permettre de prouver qu’ils ne représentaient plus aucun danger pour la société, et dès lors de les réhabiliter.

II. Une réécriture à la marge par le législateur et la décision de la Cour Européenne des Droits de l’Homme

Criminal Justice and Immigration Act 2008 – À la suite des nombreuses critiques faites à l’encontre de l’IPP, le gouvernement décide d’introduire un nouveau seuil de dangerosité, qui doit être atteint afin que la juridiction puisse imposer une telle peine. À présent, les juges n’avaient plus l’obligation d’imposer une telle peine comme alternative, ils ne pouvaient le faire que si ;

  • Le délinquant a déjà été condamné pour une infraction visée à l’annexe 15A du Criminal Justice Act
  • Le délinquant a déjà été condamné à la peine minimale théorique de deux ans ou plus, c’est-à-dire la peine qu’il aurait purgé s’il avait eu une peine déterminée. 

  La CEDH s’en mèle – C’était sans compter qu’un juge supranational se prononce sur cette mesure. Dans l’arrêt « JAMES, WELLS AND LEE v. THE UNITED KINGDOM » du 18 septembre 2012, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) est saisie par trois requérants condamnés à cette peine d’emprisonnement pour protection publique. Ces derniers considéraient que la poursuite de leur détention après l’exécution du tarif minimum était contraire à l’article 5§1 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (CESDH), qui assure à quiconque le droit à la liberté et à la sûreté.

Afin qu’une détention soit conforme à la Convention, la CEDH affirme dans cette décision qu’elle doit non seulement suivre la condamnation dans le temps, mais aussi « résulter de, suivre et dépendre de, ou se produire en vertu de, la condamnation ». S’agissant d’une détention justifiée exclusivement par la protection du public, la Cour affirme que l’effectivité d’un système de réhabilitation constituait un élément nécessaire pour rendre la mesure conventionnelle ; or, les juridictions internes avaient adressé au gouvernement des critiques sur son manquement systémique à mettre en place les ressources nécessaires afin de garantir le bon fonctionnement d’un tel système.  Par conséquent, les juges de Strasbourg considèrent que depuis l’expiration des peines minimales, les requérants avaient été maintenus arbitrairement au sens de l’article 5§1 de la Convention.

III. L’absence de rétroactivité de la suppression – Conséquences drastiques sur le système pénal anglais et gallois

En 2012, le Parlement décide ainsi d’abroger purement et simplement the Criminal Justice Act 2003, mettant un terme aux condamnations futures sous ce régime. Toutefois, cette abrogation ne présente pas un caractère rétroactif ; ainsi, tous ceux condamnés avant 2012 d’une IPP restent soumis à ce régime. Par conséquent, en maintenant partiellement ce régime, le législateur ouvre alors la voie à une période trouble pour des milliers de prisonniers. 

D’une part, les personnes étant emprisonnées n’ont aucune perspective, et ce précisément parce qu’ils ne savent pas combien de temps encore ils vont rester en prison.

John Wright avait, en décembre 2024, passé 17 ans derrière les barreaux et ressortait à l’âge de 34 ans.

Martin Myers, quant à lui, est encore emprisonné pour sa tentative de vol datant de 2006. 

L’affaire Ronnie Sinclair mérite à présent une précieuse mention ; l’adolescente de 17 ans n’imaginait pas une seule seconde passer 16 ans derrière les barreaux pour avoir voler un pot de fleur. Et pourtant, le régime de l’IPP a rendu cette injustice possible. 

Alors que Colette et Jean Valjean assistent au ferrement puis au départ de forçats vers les bagnes, la petite demande si ces derniers sont encore des hommes ; le misérable répond « quelquefois »[1].

Ce que dénonçait Victor Hugo en 1862 semble alors se répéter au XXIème siècle ; le vol d’une cigarette ou d’un pot de fleur mérite-il véritablement de telles sanctions ? Est-il encore possible de parler d’une réponse pénale adaptée et juste ? 

D’autre part, même libérées, les personnes condamnées à une peine d’IPP sont placées en libération conditionnelle, et ce indéfiniment ; concrètement, elles peuvent être rappelées en prison à n’importe quel moment, et ce même si elles ne commettent aucune infraction. 

    Ainsi, comme Jean Valjean, ceux qui retrouvent le goût de la liberté vivent dans une angoisse constante d’être à nouveau emprisonnés. Cette « liberté » n’est alors qu’illusoire, abstraite, fragile : comment pouvoir se reconstruire lorsque du jour au lendemain il est possible de finir à nouveau derrière les barreaux, et cela sans savoir quand sera la prochaine date de sortie ?

Aujourd’hui, 20 ans après l’introduction de la mesure, il est clair que l’IPP provoque des injustices plus que flagrantes. Lord David Blunkett, ministre de l’Intérieur ayant créé et introduit cette mesure, le reconnaît lui-même à présent. S’il considère, quant à lui, que l’intention de la loi était justifiée, il admet que sa mise en œuvre a été mauvaise, qu’elle n’a pas été strictement encadrée. Nonobstant, il convient de considérer que l’essence même du texte était susceptible de conduire à ce résultat dès lors que la notion de « dangerosité », qui renvoie à une appréhension strictement morale et floue, ait été introduite. 

A.   Une fragilisation des droits de l’Homme de l’autre côté de la Manche 

Beaucoup de juristes alertent sur la situation actuelle, dont Tom Southerden, directeur du programme juridique d’Amnesty UK, qui parle de « véritable cauchemar » pour les milliers de personnes toujours coincées dans ce système. Il considère que le maintien de l’IPP constitue un véritable « châtiment cruel, inhumain et dégradant », qui justifie dès lors de réformer en profondeur la manière dont le système judiciaire traite ces personnes. 

    Si la CEDH soutenait précisément en 2012 qu’après l’expiration des peines minimales, le maintien en détention des personnes sous ce régime était arbitraire, et ce notamment par le défaut de moyens effectifs de réhabilitation, le choix de conserver l’IPP partiellement dans le futur pose définitivement question quant à la volonté d’assurer à tous une même réponse pénale aux infractions commises. 

  Le fait qu’à ce jour, des milliers de prisonniers soient détenus sans date déterminée de sortie, que d’anciens détenus soient susceptibles d’être rappelés à tout moment tandis que d’autres, pour des mêmes faits voire pour des infractions plus graves, ne sont pas soumis à ce régime alimente une différenciation inexplicable et injustifiable. 

B. Les conséquences sur la santé mentale des prisonniers 

Le professeur Nic Bowes, président de la division de psychologie légale de la British Psychological Society, dénonce, tout comme de nombreuses études en la matière, le caractère psychologiquement néfaste de ces peines, qui laissent ainsi des personnes dans un état chronique d’anxiété et de désespoir, impactant gravement leur santé mentale. À son sens, la perspective que cette peine prenne fin est un pas positif vers la restauration de l’espoir, facteur crucial afin de prévenir les crimes. 

  En novembre 2021, le « Independent Advisory Panel on Deaths in Custody » (Groupe Consultatif Indépendant sur les décès en détention) formulait des recommandations aux ministres et politiques afin d’assurer une meilleure protection des droits de l’Homme en matière d’IPP. Ce groupe établissait cinq axes à étudier ;

  • La mise en place d’un soutien en matière de santé mentale et physique
  • La mise en œuvre de recherches supplémentaires examinant le lien entre les décès auto-infligés et la peine IPP
  • La garantie de maintenir et de faciliter des liens familiaux, en assurant une détention à proximité du domicile, des visites familiales ou des liaisons vidéos
  • La mise en œuvre d’un examen complet pour les détenus de leur peine et situation.
  • Le soutien renforcé à la libération des personnes ayant purgé une peine d’emprisonnement avec sursis, incluant une supervision professionnelle solide et un transfert actif vers les services de santé et de soins sociaux.

Ce rapport estimait qu’en mai 2021, parmi les 250 prisonniers qui sont morts depuis que leurs peines IPP sont applicables, 65 se sont suicidés. Ces chiffres sont sans appel ; l’emprisonnement pour protection publique, à raison de l’impossibilité de se projeter et de se reconstruire en société, mène à des conséquences irréversibles. Ce régime doit cesser.

Mots de la fin – À travers l’histoire du personnage de Jean Valjean, Victor Hugo dénonçait le caractère excessivement répressif de la justice pénale de son époque, tout en prônant pour chaque individu une possibilité de se repentir pour ses actes passés. Si la vision humaniste de l’écrivain a su inspirer une certaine conception sociétale qui promeut un système plus juste pour tous, il semblerait que celle-ci connaisse des obstacles.

Ces dernières années, certains États décident de développer une justice pénale qui se veut fortement punitive, et cette mesure l’illustre parfaitement.

Cette tendance visant à réprimer de plus en plus les infractions davantage que de chercher à développer des moyens de réinsertion pousse à devoir répondre à l’interrogation suivante : au sein de ces sociétés qui se veulent de plus en plus répressives, quelles garanties sont assurées afin de protéger les droits de l’Homme ? Car derrière chaque prisonnier se trouve avant tout un être humain, qui bénéficie de droits destinés à s’appliquer, indépendamment de ses exactions passées.

Notes :

[1] Les Misérables, Victor Hugo

Sources

–              « Peers to debate reforms to address the “stain” of the IPP sentence », Prison Reform Trust, 11 March 2024

–              « Imprisonment for Public Protection: ‘The Greatest Single Stain’ on the UK Justice System », Alexis Boddy, 14 December 2023, JURISTnews

–              Article 5§1 de la Convention de Sauvegarde Européenne des Droits de l’Homme

–              The Power in The People – Not The People in Power, Michael Mansfield KC

–              « Mental health, human rights & criminal justice bodies unite for reforms to address the “stain” of the IPP sentence » Justice, 26 February 2024

–              « Droit pénal de la dangerosité – Droit pénal de l’ennemi », Les politiques sécuritaires à la lumière de la doctrine pénale du XIXe au XXIe siècle, Genevieve Giudicelli-Delage

–              JAMES, WELLS AND LEE v. THE UNITED KINGDOM, 18 septembre 2012, ECHR

–              « Actualités du droit pénal en Angleterre et au Pays de Galles en 2023 », Nicola Padfield, Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 2024/3 N°3, DALLOZ 

–              « As a teenager, John was jailed for assaulting someone and stealing their bike. That was 17 years ago – will he ever be released ? », Sophie Atkinson, 14 May 2024, the Guardian

–              « Prisoners servant sentences with no clear end is a stain on British justice – it also amounts to torture », Alice Edwards, 20 May 2024, the Guardian.

–              « Martin Myers tried and failed to steal a cigarette. Why has he spent 18 years in prison for it ? » Simon Hattenstone, 1 May 2024, The Guardian

–              « Sixteen Years for stealing a flower pot : the film about the IPP jail sentence “designed to bury you alive” », Simon Hattenstone, 12 June 2024, The Guardian

–              Independent Advisory Panel on Deaths in Custody submission to the Justice Select Committee call for evidence on Imprisonment for Public Protection (IPP) sentences

Inès PERREAU–APPLETON, Trésorière de l’ADHS


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