Bloody Sunday : 53 ans après la marche irlandaise pour la lutte des droits civiques

« Bloody Sunday », ou encore « dimanche sanglant », évènement mémorable du
conflit nord-irlandais, constitue un épisode majeur de la défense des droits civiques de la
population.

Éléments historiques de contexte

Depuis le Traité de Londres de 1921, le territoire irlandais, ancienne colonie britannique,
se trouve scindé en deux ; six comtés sur neuf de la région historique du Ulster font depuis
partie du Royaume-Uni, tandis que les vingt-six autres constituent ce qui est devenu les
terres de la République d’Irlande.
Le conflit nord-irlandais, souvent dénommé « the Troubles », débute à la fin des années
1960 et aboutit officiellement en 1998, par la signature du traité « the Good Friday
Agreement
», entre le Royaume-Uni, la République d’Irlande et les partis politiques de
l’Irlande du Nord. Il s’agit d’une période marquée par les revendications quant à l’avenir et
au statut de l’Irlande du Nord et par une forte violence, résultant d’une opposition entre les
républicains et nationalistes d’une part et les loyalistes et unionistes d’autre part.

Points sur l’IRA et les loyalists

L’IRA (Irish Republican Army) puise ses origines dans la guerre d’indépendance irlandaise,
survenue entre 1919 et 1921. À l’origine d’attentats sur le sol nord-irlandais et anglais, cette
organisation paramilitaire revendique une Irlande unifiée et son indépendance. En 1969,
l’IRA se scinde en deux organisations, l’IRA « officielle » et l’IRA « provisoire » (Provisional
IRA).
Les « loyalists » revendiquent quant à eux le maintien de l’Irlande du Nord au sein du
Royaume-Uni. Ils disposent également de leur propre groupe paramilitaire, la Ulster
Volunteer Force, qui commettra des exactions à l’égard des civils nord-irlandais.
Ce contexte permet d’appréhender l’implantation de militaires britanniques au sein de
l’Irlande du Nord, et notamment dans la ville de Derry, ville frontalière avec la République
d’Irlande.

Retour à Derry

Comme son nom l’indique, Bloody Sunday fut une journée brutale pour l’Irlande du Nord.
Le 30 janvier 1972, la « Northern Ireland Civil Rights Association » (NICRA) organise
une marche pacifique à Londonderry, communément appelé « Derry » par les nationalistes, afin de protester contre l’introduction de l’internement sans procès préalable.

Violation manifeste du droit au procès équitable

L’« internment without trial » était une mesure d’exception créée dans les années 1920,
reconnue comme prérogative du ministre de l’Intérieur par le « Special Powers Act » du 27
septembre 1922, par laquelle il était possible d’arrêter et d’emprisonner toute personne qui
était suspectée de terrorisme. Une quarantaine d’années plus tard, Brian Faulkner, Premier
ministre de l’Irlande du Nord, réintroduit cette procédure administrative le 9 août 1971, avec
l’autorisation du gouvernement britannique, en le justifiant par le développement de l’IRA.
Pourtant, aux termes de l’article 6§1 de la Convention Européenne de Sauvegarde des
Droits de l’Homme
(CESDH), toute personne a le droit d’être jugée équitablement par un
juge indépendant et impartial. Cette mesure d’exception porte manifestement atteinte à cette
garantie conventionnelle.
Ainsi, le gouvernement irlandais défère en 1971 à la Commission une affaire relative
notamment à cette procédure, afin qu’elle soit traitée par la Cour Européenne des Droits de
l’Homme (CEDH). Dans un grand arrêt du 18 janvier 1978, « Irlande c. Royaume-Uni », la
CEDH reconnaît, s’agissant des techniques d’interrogatoire, qu’elles constituent des
traitements inhumains et dégradants, et reconnaît dès lors une violation de l’article 3 de la
Convention.
La juridiction européenne jugera néanmoins, s’agissant des mesures d’internement, que ces
dernières se justifient en raison de la « situation d’urgence » de la région.

Retour à Derry

Alors que la marche se déroule sans encombre, des soldats britanniques, du 1er
bataillon du régiment des parachutistes, ouvrent le feu sur les manifestants.
Au total, 14 nord-irlandais décèdent; 13 personnes sur le coup, dont 7 adolescents, et un
homme, quatre mois et demi plus tard à la suite de ses blessures. 14 autres civils sont
blessés, 12 par balle et 2 écrasés par des véhicules militaires.
Eamonn McCann, célèbre activiste et journaliste et également l’un des organisateurs de
cette marche pacifique, écrira ceci, dans son ouvrage Bloody Sunday in Derry – What
really happened
; « Lorsque les parachutistes [de l’armée britannique] ont commencé à
tirer lors du dimanche sanglant, les milliers de personnes dans la rue de Rossville ont réagi
avec terreur et perplexité. Pourquoi tiraient-ils ? ».
Le gouvernement britannique tentera, dans un premier temps, de justifier ces exactions par
le fait que le premier parachutiste britannique qui a ouvert le feu pensait que des membres
de l’IRA, armés, s’étaient introduits dans le cortège, ce qui n’a jamais pu être démontré.

The Widgery Inquiry (février-mars 1972)

Au lendemain de la marche pacifique, le ministre de l’Intérieur annonce l’ouverture d’une
enquête, qui sera menée par Lord Widgery. Elle ne dure que trois semaines, et un rapport
est publié en avril ; ce dernier conclut qu’il n’y a « aucune raison de supposer » que l’armée
aurait ouvert le feu si elle n’avait pas été la première touchée.
Vers la fin du processus de paix qui aboutit à l’accord du Vendredi saint, le Premier ministre
britannique accepte d’ouvrir une nouvelle enquête sur le Bloody Sunday. Cette nouvelle
enquête s’ouvre en 1998, dure 12 ans, et est menée par Lord Saville of Newdigate.

The Saville Inquiry (1998-2010) & les excuses publiques du gouvernement britannique – 15 juin 2010

Au cours de cette commission d’enquête, Lord Saville et ses collègues juges n’entendent
pas moins de 921 témoins, 1 500 autres déclarations sont prises en considération.
Le rapport compte plus de 5 000 pages, et sera publié le 15 juin 2010. Sa principale
conclusion est sans appel ; tous les morts et blessés étaient innocents.
Le même jour, le Premier ministre de l’époque, Dave Cameroun, présente des excuses
publiques au nom du pays.
Un seul soldat britannique est poursuivi en lien avec les événements du Bloody Sunday.
Son procès pour deux chefs d’accusation de meurtre et cinq chefs de tentative de meurtre
doit commencer en septembre 2025, plus de cinquante-trois-ans après les faits.

Mots de conclusion

Cet évènement a considérablement marqué les esprits des citoyens britanniques et
irlandais à l’époque, notamment en raison de l’objet de la marche et les agissements révélés
au grand jour des soldats britannique sur le sol irlandais.
Cependant, il ne s’agissait pas d’un événement isolé. Déjà les 9, 10 et 11 août 1971, à
Belfast, à Ballymurphy, le même régiment de parachutistes arrête 340 civils, et cause la
mort de 10 personnes.
Bloody Sunday, comme en réalité d’autres affaires résultant de ce conflit, conduit à
véritablement s’interroger à la manière dont les droits de l’Homme, ici sous le spectre des
droits civiques, peuvent et doivent être protégés, y compris au sein des sociétés qui prônent
le modèle démocratique.

Sources :

  • Bloody Sunday in Derry – What really happened, Eamon McCann
  • The Power in the People – Not the People in Power, Michael Mansfield
  • Cairn « Une stratégie de l’IRA : la lutte en prison (1971-1981) », Tiphaine Granger
  • The Guardian « Bloody Sunday : what has happened in the 50 years since the
    killings ? », Adrian Dunbar
  • The Museum of Free Derry, « The Second Bloody Sunday Inquiry »
  • The Guardian, « The Ballymurphy Precedent review – touching personal accounts of
    the Troubles », Callum Macrae

Inès Perreau–Appleton

Trésorière de l’ADHS

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