Malgré la succession de manifestations tenues depuis plusieurs semaines dans toute la France et sa contestation par de nombreux syndicats1, associations2 et personnalités publiques3, la proposition de loi relative à la sécurité globale a finalement été adoptée mardi 24 novembre par les députés de l’Assemblée nationale par 388 voix contre 1044.
Passée au crible par la Défenseuse des droits Claire Hédon5 et par plusieurs rapporteurs du Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU6, les rapports rendus sur la proposition de loi par ces autorités dénoncent pourtant de multiples risques d’atteintes aux libertés fondamentales : risques de violation du droit au respect de la vie privée, d’obstacle au contrôle des forces de sécurité, de non-respect du principe de légalité des délits et des peines, d’atteinte aux libertés d’information et de communication et risque d’atteinte aux principes constitutionnels d’égalité devant la loi, de nécessité des peines, de proportionnalité et d’individualisation des peines.
Alors même que cette proposition était présentée dans son Préambule comme visant à répondre au sentiment d’insécurité des Français, les réactions suscitées par sa discussion devant l’Assemblée nationale interrogent sur la réalisation de cet objectif.
Au titre des principaux responsables figure l’article 24. Cette disposition prévoit de compléter la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse par un article 35 quinquies condamnant à un an d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende « le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un militaire de la gendarmerie nationale lorsqu’il agit dans le cadre d’une opération de police. »
Si cette disposition inquiète, c’est d’une part parce qu’elle semble permettre la mise en œuvre d’arrestations arbitraires et d’autre part qu’elle risque de nuire grandement à la liberté d’information et de communication des individus, journalistes ou pas.
En effet, en application de l’article 62-2 du Code de procédure pénale, les agents des forces de l’ordre peuvent procéder à l’interpellation et au placement d’une garde à vue d’une personne dès lors qu’il existe des raisons plausibles de soupçonner « qu’elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement est maintenue à la disposition des enquêteurs ».
Dès lors, avec l’adoption du nouveau délit prévu à l’article 24 de la proposition de loi, les forces de l’ordre pourront a priori interpeller tout individu les filmant ou les photographiant en invoquant un soupçon que la diffusion de ces images ait pour but de porter atteinte à leur intégrité. Si le texte ne parle que de « diffusion » et pas d’enregistrement, il n’en reste pas moins qu’avec les capacités de diffusion actuelle des smartphones notamment, la limite entre les deux est en réalité ténue. La disposition ne définissant pas quels cas qualifient l’existence d’un tel délit, on peut redouter que celle-ci ne soit largement interprétée. La Défenseuse des droits et les rapporteurs de l’ONU déplorent en ce sens le caractère imprécis de ce texte qui en l’état risque d’entrer en conflit avec le principe de légalité des délits et des peines.
L’adoption de l’article 24 risquerait en conséquence de remettre en cause la possibilité de filmer les interventions de police et ce, alors même que nombre de violences policières ont pu être dénoncées grâce à la diffusion de vidéos et d’images sur Internet7. La violence de l’évacuation du camp de migrants Place de la République lundi 23 novembre8 n’en est qu’un plus récent rappel qui n’a d’ailleurs pas échappé au Gouvernement puisque Monsieur Darmanin a saisi l’Inspection générale de la Police nationale suite à la diffusion des images de cette intervention9.
L’interdiction de la diffusion d’images paraît d’autant plus étonnante que comme le rappelle la Défenseuse des droits, le droit positif exige que les agents des forces de l’ordre soient identifiables. En ce sens l’article L.111-2 du Code de la déontologie impose à tout agent public d’être identifiable, tandis que l’article R.434-15 du Code de la sécurité intérieure impose aux fonctionnaires de police et aux gendarmes d’exercer leurs fonctions en uniforme et de se conformer aux règles relatives à leur identification.
Au surplus, la circulaire du Ministère de l’Intérieur datant du 23 décembre 2008 rappelle expressément que « Les policiers ne bénéficient pas de protection particulière en matière de droit à l’image, hormis s’ils sont affectés dans des services d’intervention, de lutte anti-terroriste et de contre-espionnage spécifiquement énumérés dans un arrêté ministériel et hormis les cas de publications d’une diffamation ou d’une injure à raison de leurs fonctions ou de leurs qualités ». Celle-ci précise ensuite que « La liberté de l’information, qu’elle soit le fait de la presse ou d’un simple particulier, prime le droit au respect de l’image ou de la vie privée dès lors que cette liberté n’est pas dévoyée par une atteinte à la dignité de la personne ou au secret de l’enquête ou de l’instruction ».
Il existe donc déjà un encadrement s’agissant du droit à l’image des policiers. La liberté de capter leur image dans l’exercice de leur fonction est de principe sauf lorsque le secret de l’enquête/l’instruction ou le déroulé d’une opération l’impose, ou lorsqu’il est porté atteinte à leur dignité.
Face aux critiques, le Gouvernement a déposé un amendement qui est d’ailleurs le seul à avoir été adopté par les députés relativement à cet article. Celui-ci propose une nouvelle rédaction soulignant que le nouveau délit prévu à l’article 24 ne ferait pas obstacle au droit d’informer et qu’il ne serait constitué que si le but de porter atteinte était manifeste10. Fidèle à ce discours, le Ministre de l’Intérieur, après avoir reçu lundi des journalistes et le père de Cédric Chouviat, a rappelé souhaiter établir un point d’équilibre entre la liberté d’expression et d’information et la protection des forces de l’ordre. Se voulant rassurant, le ministre a expliqué que la captation et la diffusion d’images continuera de pouvoir se faire et que seule la diffusion d’images visant à porter atteinte aux policiers seraient visées11. Reste à déterminer si tel sera le cas en pratique…
En tout état de cause, l’article 24 n’est pas le seul à avoir été visé par les critiques. D’autres dispositions de la proposition de loi ont elles aussi été dénoncées comme attentatoires aux libertés fondamentales.
L’article 21 propose une modification de l’article L.241-1 du Code de la sécurité intérieure relatif à l’utilisation des caméras individuelles portées par les agents des forces de l’ordre. Celles-ci peuvent être utilisées notamment lorsque dans le cadre de leur intervention un incident se produit ou risque de se produire. Certaines limites ont néanmoins été fixées, au titre desquelles l’impossibilité pour les agents équipés des caméras d’accéder eux-mêmes aux images. Cette garantie disparaitrait avec l’adoption de la proposition de loi relative à la sécurité globale puisque l’article en cause autorise les agents à l’origine de l’enregistrement vidéo à accéder aux images. Les rapporteurs spéciaux comme la Défenseuse des droits dénoncent au sujet un risque d’atteinte à la vie privée et rappellent que l’utilisation de ces caméras doit se faire dans un cadre légal précisément défini.
L’article 22 interroge lui aussi. Cette disposition prévoit l’introduction d’un nouveau chapitre au sein du Code de la sécurité intérieure relatif aux caméras aéroportées, soit l’usage de drones équipés de caméras. Il est entre autres prévu que ces drones pourront être utilisés dans un certain nombre de cas au titre desquels la sécurité des rassemblements des personnes sur la voie publique lorsqu’il existe un risque de trouble à l’ordre public ou encore la prévention des actes de terrorisme.
S’agissant du premier motif, la Défenseuse des droits appuie le caractère particulièrement intrusif de l’utilisation d’un tel dispositif et s’inquiète du fait qu’il puisse permettre une collecte massive et indistincte de données ne garantissant pas suffisamment le respect du droit à la vie privée des individus filmés. Les rapporteurs du Haut-Commissariat aux droits de l’homme redoutent quant à eux que les manifestants puissent craindre que « leurs opinions politiques soient connues voire stockées et analysées par le pouvoir exécutif » et plus encore que l’information collectée soit erronée « s’il s’avérait que des individus agissant de manière pacifique se trouvent, de manière fortuite à côté d’éléments violents » et qu’ils puissent malgré ça y être associés. Eu égard à l’ingérence en cause, les rapporteurs considèrent que le texte n’est pas suffisamment prévisible et accessible pour fournir une garantie suffisante contre les abus.
S’agissant du motif tenant aux actions anti-terroristes les rapporteurs jugent à nouveau la disposition trop vague et rappellent que la lutte contre le terrorisme doit se faire dans le cadre d’un état de droit respectueux des droits humains. En l’état, le motif envisagé pourrait être utilisé pour n’importe quelle situation dès lors qu’aucune justification ne semble devoir être apportée pour l’invoquer.
L’article 23 prévoit quant à lui de refuser le bénéfice des crédits de réduction de peine prévus par l’article 721 du Code de procédure pénale aux personnes ayant commis une infraction contre une personne investie d’un mandat électif public, d’un militaire de la gendarmerie nationale, d’un fonctionnaire de la police nationale ou d’un sapeur-pompier professionnel ou volontaire. Une telle interdiction existe déjà pour les personnes ayant commis des actes de terrorisme, ce que souligne la Défenseuse des droits en insistant sur le fait que les infractions en cause sont de gravités très inégales et qu’une telle mesure serait contraire aux principes d’égalité devant la loi, de nécessité des peines, de proportionnalité et d’individualisation des peines.
Enfin, la Défenseuse des droits dénonce en dernier lieu l’article 10 de la proposition qui soumet à une condition de séjour préalable d’au moins cinq ans pour les étrangers la capacité d’exercer une activité privée de sécurité. Il est à ce titre considéré que la seule discrimination fondée sur la nationalité qui soit acceptable en matière d’accès à l’emploi réside dans les activités étroitement liées à la souveraineté nationale ce qui n’est pas le cas des activités de sécurité privée.
Si la proposition de loi relative à la sécurité globale vise à organiser et coordonner l’action des différents agents des forces de sécurité afin d’assurer un « continuum de sécurité », un certain nombre de ses dispositions risquent donc de porter atteinte aux libertés fondamentales de chacun. Malgré les rapports de la Défenseuse des droits et des rapporteurs du Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU, le texte adopté mardi 24 novembre à l’Assemblée nationale ne dispose pour autant d’aucun amendement tenant compte des craintes exprimées par ces autorités. Reste à voir si la discussion devant le Sénat prévue en janvier 2021 donnera lieu à une modification des dispositions de la proposition de loi. En tout état de cause, le Premier Ministre a annoncé son intention de saisir le Conseil constitutionnel lui-même à l’issue de l’adoption de la loi par les parlementaires12. Le « Conseil des Sages » décidera alors du caractère constitutionnel ou non de cette proposition de loi.
Iris Sainte Fare Garnot, membre de l’ADHS
1 https://snjcgt.fr/2020/11/23/loi-securite-globale-la-coordination-en-appelle-au-premier-ministre/
2 https://www.ldh-france.org/contre-la-loi-securite-globale-defendons-la-liberte-de-manifester/
5 https://juridique.defenseurdesdroits.fr/doc_num.php?explnum_id=20210
9 https://twitter.com/GDarmanin/status/1331009117230686208
10 http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/amendements/3527/AN/1363